Paris, rue du Chat-qui-Pêche, dans les valises
La journée du jeudi 9 juin 1887 avait pourtant bien commencé. Elle marquait un retour au calme après l’agitation des jours précédents ; certes, à l’atelier, j’avais encore monté un article concernant la guerre au Tonkin, puis un autre avertissant d’une collecte de fonds pour les victimes de l’incendie de l’Opéra-Comique, mais les esprits commençaient à s’apaiser. Nous avions un beau temps de fin de printemps avec des températures minimum de 15° et maximum de 23°. Aucun Gobelin n’avait jailli du coin d’une rue sombre. Aucune Muse n’avait été pétrifiée. Aucune menace Alter ne s’était profilée à l’horizon depuis bientôt deux ans.
Tout s’était bien passé, jusqu’à environ 19h45, soit 7 minutes après notre retour dans le grenier qui nous servait d’appartement, rue du Chat-Qui-Pêche.
— Et quand est-ce que vous comptiez m’annoncer que nous partions ce soir ? dis-je alors que j’essayais de garder pliées des chemises qui se déplièrent dès que je les lâchai dans la valise.
— J’attendais le bon moment, répondit Fontaine. Je ne l’ai su qu’hier !
Fontaine tenta une expression de contrition. Sur son visage mobile et avec son incapacité à tenir en place, le résultat était plus proche d’un air moqueur et impatient. Ah, il avait essayé.
J’avais rencontré Charles Fontaine quatre ans auparavant, à bord de l’Orient Express. C’était une longue histoire, mais nous vivions désormais sous le même toit (et entourés de livres) afin de partager le loyer ; arrangement pour lequel j’étais « officiellement » sa cousine. Ce qui n’était pas si loin de la réalité ; Fontaine et moi nous entendions comme frère et sœur.
Nous étions aussi liés par la connaissance du monde secret des Alterï, autrement dit des créatures surnaturelles qui vivaient parmi les humains. Depuis l’Orient Express, notre vie était agrémentée de recherches ésotériques, de rencontres mythologiques, d’enquêtes mystérieuses ainsi que, en tout cas pour moi, de cours de magie.
— Et ce bon moment, pour vous, c’est avant ou après le départ du train ? répliquai-je en attrapant ce que je pensais être une paire de chaussettes mais qui était en fait un gant orphelin.
— Je sais que je vous prends de court, s’expliqua Fontaine, mais je devais prévenir Stephen et les autres en premier. S’ils ne pouvaient pas avancer le voyage, ce n’était pas la peine de vous prévenir ! Mais figurez-vous qu’ils étaient déjà prêts, Barbara était même impatiente…
Impatiente !? Je me sentais sur le point de hurler. Rien n’était prêt pour un départ imminent ! Nous avions des dizaines de choses à ranger, vérifier, et organiser, et Fontaine m’attendait tranquillement, déjà dans un costume de voyage que je ne reconnaissais pas, le nez dans un guide sur Londres ! Pour me défouler, je lui lançai mon gant orphelin à la figure.
— Nous avons encore largement le temps, dit Fontaine en utilisant le gant comme marque-page.
— Le train pour Dieppe part à 20h50, répliquai-je. Et nous ne pouvons pas le rater ; c’est le seul train qui nous permette d’être au départ du bateau avec la marée, et il est 20h, et ma valise est encore vide, et nous devons encore aller jusqu’à la gare Saint-Lazare, qui est de l’autre côté de Paris !
— Très bien, très bien, concéda Fontaine. Nous avons un peu de temps, mais nous avons toujours le temps. Plus qu’il ne vous en faut pour compléter vos valises. Et puis, vous n’avez pas tant de vêtements que cela, prenez tout !
— Je ne peux pas ! m’écriai-je. Je ne peux pas emmener uniquement mes affaires de Louise Quatresous, typographe au journal Le Curieux. J’y vais aussi en tant que Louis Quatresous, photographe occasionnel pour un journaliste tyrannique ! Et je n’ai pas de vêtements corrects pour Louis, à Paris ou à Londres, et encore moins pour un Jubilé royal !
Nous devions initialement assister aux festivités données en l’honneur du Jubilé de la Reine Victoria. Elles commenceraient par un banquet le 20 juin au soir, où une cinquantaine de princes et rois d’Europe étaient conviés, puis se poursuivraient par une procession à travers Londres le 21 juin, et se clôtureraient avec une célébration le 22 juin et l’inauguration d’une statue à son effigie. Fontaine avait été choisi pour couvrir l’évènement dans le journal Le Curieux, pour lequel nous travaillions tous les deux.
Comme je refusais de quitter mon poste aussi longtemps (et mon salaire, payé par jour, pour lequel je travaillais dur), Fontaine avait utilisé la même ruse que deux ans auparavant : me faire passer pour un photographe auprès du journal et vendre les clichés du voyage. Le subterfuge ne devait durer que trois jours (plus le trajet) et comme l’imbécile que j’étais, j’avais accepté.
Et voilà qu’à présent, nous allions également voir l’inauguration du pont Hammersmith qui avait lieu une semaine plus tôt ! Le voyage allait durer deux semaines ! Les billets étaient posés sur le lit, devant moi ; des allers-retours qui avaient bien dû coûter 60 francs, au moins, l’équivalent d’une semaine de mon salaire et… non, qu’y avait-il d’écrit ? Les billets étaient valables un mois ?! Un mois ! Notre séjour avait la très nette possibilité de s’étendre encore, ce qui ne faisait rien pour me calmer !
— Lorsque nous nous sommes rencontrés, fit remarquer Fontaine, vous étiez « juste Quatresous », le neveu-valet du tyrannique Ernest Desmilliers. J’aurais pensé que vous aviez l’expérience des déguisements et des situations compliquées !
— Lorsque nous nous sommes rencontrés, répliquai-je, mon monde était très différent.
Avait-il oublié que la première fois que j’avais quitté Paris, cela s’était terminé dans les Carpathes, le train entier cerné par des ours-garous et des centaures, à négocier entre des vampires, des anges, et une créature affamée enfermée dans une montre ? Sans compter que quelqu’un continuait à traquer les passagers de ce voyage dans un but aussi sinistre que mystérieux…
À côté des billets se trouvait un journal, dont l’article sur une tentative d’assassinat dans un wagon de 1re classe du train Bordeau-Lyon me narguait. Un voyageur avait été attaqué au « coup de poing américain » par son voisin de voyage, à la faveur de l’obscurité d’un tunnel, et n’avait échappé à la mort qu’en passant en équilibre sur le marchepied dans le compartiment adjacent, où il avait pu actionner le bouton d’alarme. Je retournai le journal brutalement, pour découvrir la une de l’Autre Journal, celui des Alterï, qui parlait d’une recrudescence d’attaques d’ours-garous en Europe de l’Est. Mais c’était une conspiration ! Comme si mon imagination avait besoin d’être stimulée !
— Vous pensez que nous devrions emmener une arme ? demandai-je soudain à Fontaine. Il fallait emmener des armes, dans l’Orient-Express, non ? Pour traverser la Bulgarie…
— Je ne crois pas que la Compagnie des Chemins de Fer de l’Ouest desserve la Bulgarie, répondit-il, à moins de faire un sacré détour. Vous savez que Dieppe se trouve sur la côte ouest française, n’est-ce pas ?
— Ne vous moquez pas, le coupai-je un peu sèchement.
— Nous voyageons avec des dhampires, vous vous souvenez ? continua Fontaine sur un ton amusé. Des demi-vampires surpuissants, et de surcroît des sorciers aux pouvoirs complémentaires ? Barbara les réduirait en purée ! Ou Stephen pourrait leur mettre le feu par magie, ou encore, David pourrait les convaincre mentalement qu’ils sont de gentils petits chatons. Quelle serait votre méthode préférée ?
— Ça dépend, je peux leur demander de tout tester sur vous avant de choisir ? grommelai-je. Oh ! fis-je en proie à une réalisation subite. Et Mademoiselle Melusine ? Vous l’avez prévenue, elle aussi ?
Melusine Schaefer était une jeune femme de vingt-trois ans, issue d’une famille de loups-garous. Une malchance génétique ne lui avait transmis qu’une malformation cardiaque, une fascination pour les statistiques médicales, et un sarcasme incisif. Elle rêvait de devenir médecin (la profession était accessible aux femmes depuis quelques années) ; il lui fallait donc passer deux baccalauréats, celui es-lettres et celui es-sciences, avant d’être acceptée dans une école de médecine. Cela ne lui faisait pas peur. Rien ne faisait peur à Mademoiselle Melusine, mis à part manquer de temps pour obtenir ses diplômes.
— Je l’ai prévenue, dit Fontaine avec une petite grimace incertaine. Même si elle ne peut pas venir tout de suite, elle nous rejoindra sûrement pour le Jubilé, comme prévu. Vous pourrez profiter de ses commentaires sarcastiques, et en deux langues, cette fois-ci.
— Je vais devoir parler anglais ! me lamentai-je devant cette nouvelle difficulté. Mais pourquoi, pourquoi ai-je accepté de vous suivre ?
— Parce qu’il faut bien vous sortir de votre routine de temps en temps ou vous allez rouiller ?
Ma première réponse fut une paire de vieilles chaussettes roulées en boule, qu’il évita de justesse.
— J’ai des raisons de m’inquiéter, grommelai-je. Il y a deux ans, nous avons failli être tués, tout ça à cause de ce maudit train…
— Vous savez que vous ressemblez de plus en plus à David ? interrompit Fontaine. Il s’inquiète déjà de tout, laissez-le faire ! Vous ne pouvez pas lancer un petit sort pour vous calmer, ou quelque chose comme ça ?
— Une des règles de base de la magie, expliquai-je, est qu’on ne doit pas lancer de sorts sur soi-même. C’est le meilleur moyen pour se plonger accidentellement dans un profond sommeil par erreur et que personne ne puisse jamais vous réveiller.
— Décrit comme ça, dit Fontaine, j’admets que ce n’est pas très tentant. Alors respirez profondément, continua-t-il en me tapotant l’épaule. Pensez à des choses joyeuses ! Oh, j’ai oublié de vous dire ! Barbara nous a fait parvenir des affaires de voyages, juste à temps ! C’est à croire que les dhampires peuvent lire l’avenir, en plus de tout le reste !
Entre deux piles de livres en équilibre instable, je remarquai enfin les deux sets de bagages assortis qui avaient été intégrés tant bien que mal dans le capharnaüm ambiant. Le premier arborait un motif de damier beige et marron, avec des renforts en cuir fauve, et portait les initiales « C.F. ». L’autre portait des rayures grises, avec des renforts en métal laqué noir, ainsi que les initiales « L.Q. ». Chaque set comprenait une énorme malle en toile enduite qui faisait bien un mètre de long, trois sacs de voyage assortis de taille croissante, et même une boîte à chapeau.
— Barbara a clairement tendance à oublier que des humains normalement constitués ne peuvent pas empiler des dizaines de valises sur leur tête, commenta Fontaine. Mais il y a sûrement quelque chose que vous pourrez utiliser. Dans ma malle, il y avait ce costume !
Si j’avais écouté mon instinct à ce moment-là, j’aurais bâillonné Fontaine avec la cravate de son nouveau costume. Fontaine, qui ne savait pas se taire, Fontaine qui était toujours d’un optimisme insupportable, Fontaine… Fontaine, dont j’avais lâché la main au-dessus du vide, alors que nous étions dans les Catacombes, et qui avait disparu dans l’ombre d’un gouffre sans fond avant d’être sauvé miraculeusement par un ange défectueux…
Non. Non, non, non, si je commençais à penser à cela, je n’allais jamais partir. Je secouai la tête pour en chasser ce souvenir, et j’ouvris les bagages à mon nom expédiés par Barbara.
La malle contenait un costume de voyage gris pour homme à mes mesures, un « imperméable » en caoutchouc, des chaussures, des chaussons, une couverture et un nécessaire de toilette. Je n’avais qu’à y ajouter mes chemises de corps, mes vêtements habituels de ville, et… et quoi d’autre encore ?!
Allons allons, pensai-je, procède par liste. Des chemises, oui, des chaussettes, ma montre, mon carnet, mes papiers, j’oubliais quelque chose, j’oubliais quelque chose… Combien de linge de rechange me faudrait-il en deux semaines ? Pourrais-je les faire laver, en Angleterre ? Quelles étaient les modes, les coutumes, les tabous vestimentaires ? C’était justement ce que je comptais vérifier avant le départ !
— Alors ? demanda Fontaine. A-t-elle tout prévu pour vous ?
— Faites-moi plutôt voir ce que vous emmenez, répondis-je.
— Vous êtes pire que la douane ! répliqua Fontaine. Je ne prends pas cette malle, elle est bien trop grande. Voici le contenu de mon sac de voyage : mon costume de jour, une chemise et du linge de rechange, les chaussons, le nécessaire de toilette, une écharpe.
— Je vois, dis-je en adaptant la liste mentale de mes priorités. Ce qu’il faut pour le voyage, et à portée de main, c’est une bonne idée. Et dans la valise ?
Je remarquai pour la première fois qu’elle tenait fermée à l’aide de ceintures.
— Oh, elle contient juste mon imperméable, qui ne rentrait pas dans le sac. Sinon elle est vide.
— Votre valise est vide… ?
— Elle est vide ! Comment pourrais-je ramener des livres si je ne prévois pas une valise pour les prendre ! Celle-ci est renforcée exprès pour supporter leur poids, voyez !
Je regardai Fontaine, incrédule.
— Mais, commençai-je finalement, nous partons trois semaines… Si nous devons sortir le soir, s’il nous faut des habits ?
— Quatresous, me dit Fontaine avec amusement, je vous rappelle que vous n’êtes pas mon valet, et encore moins ma mère.
— Votre mère ! m’indignai-je. Je n’ai que trente-trois ans !
Tout en parlant, j’ouvris le sac assorti à la malle afin d’y mettre mes affaires. Il n’était pas vide ; des pierres, des fioles, des craies, des poudres, des bougies, et la place pour le journal qui nous servait de grimoire. Je ne pouvais pas l’utiliser pour mes vêtements…
— Je vois que Stephen n’a pas l’intention d’interrompre vos leçons de magie, dit Fontaine.
Le nécessaire de magie, je ne pouvais l’appeler autrement, était accompagné d’une lettre. L’écriture, à la fois ancienne, précise et régulière, dont certaines lettres semblaient sortir d’un vieux manuscrit, trahissait son auteur.
— Alors ? Quels conseils magiques vous donne-t-il ?
— Stephen me rappelle que l’Angleterre est un pays civilisé et qu’il a entassé des siècles d’affaires si jamais j’oublie quelque chose.
— Et il a tout à fait, tout à fait raison ! s’écria Fontaine. Prenez votre passeport et votre billet, ce sont les plus importants.
— Ça me met mal à l’aise d’emprunter tant de choses à Stephen et Barbara, dis-je.
— Les Winter ne vous font pas la charité, dit Fontaine. Ils vous apprécient vraiment. Enfin, je ne peux pas m’avancer pour David… mais en tout cas, Barbara et Stephen vous apprécient vraiment, eux. Acceptez, Quatresous, et partons ! Nous allons vraiment être en retard ! Et n’oubliez pas l’appareil de photographie !
Dans un dernier élan désespéré, j’entassai mes vieilles affaires par-dessus les cadeaux de Barbara dans la malle, avec le sac de magie, ainsi que l’appareil de photographie et son nécessaire, y compris les fioles spéciales (qui nous permettaient de prendre des clichés d’éléments psychiques, comme les ailes des anges). Je filai enfiler le costume de voyage, et attachai mes cheveux pour les dissimuler sous un chapeau. J’oubliais quelque chose, j’oubliais quelque chose… Il était20h13 ! S’il me manquait quelque chose de crucial, je n’avais plus le temps. Tant pis.
Je saisis la poignée de la malle à deux mains pour la traîner dans notre petit escalier. Il ne nous restait plus qu’à attraper notre train.